Domi Admin
Nombre de messages : 498 Date d'inscription : 02/05/2009
| Sujet: Un texte exquis, qui se savoure Mer 21 Oct - 0:03 | |
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"L’amoureux se dissout dans sa bien-aimée comme le lait dans la zalubiyyah."
Rumi Petites dentelles ruisselantes de miel, légères volutes empilées en cascades fragiles, êtes vous des stucs échappés des palais arabes, des fines moucharabiehs, qui fenêtres ouvertes filent vers la rue grouillante et bruyante ? Zlabyas, spirales à la pâte légère, qui rêvent de cieux et d’ailleurs, êtes-vous de petites comètes échouées ici bas, encore revêtues de poussières d’étoiles ? Pâte enroulée, lovée sur elle-même, beignets de guipures et de broderies, entrelacs sucrés et croustillants qui bravement plongent dans un bain d’huile bouillante, s’habillent d’or et de lumière pour nous éblouir, qui se gorgent de miel et de sucre pour nous séduire.
Zlabyas serpentines et câlines, dont la saveur s’agrippe à jamais en nous, se niche en torsades dans notre mémoire olfactive et gustative et nous fait courir pour la retrouver chez un ftaïri[1], dans une échoppe enfumée semblable à l’antre de Vulcain. Et lui, assis en tailleur devant un immense chaudron, trône tel un monarque. Tôt le matin, il envoie l’assistant quérir des sarments de vignes, qui alimenteront le feu. Impérial, le ftaïri se réserve la préparation de la pâte. D’une seule pâte sortiront des beignets à la forme et à la saveur différente. Le beignet du matin fait d’une pâte souple, il l’étire et l’étale savamment, en fait un joli cercle qu’il lance dans la bassine fumante en le laissant rêver entre ciel et huile quelques secondes dans un gracieux mouvement giratoire, rêve suspendu…. Le gourmand, suit les acrobaties, impatient. Aidé de son royal sceptre, une longue tige de fer, le maître ftaïri le ramène à l’air libre. La pâte de texture différente du centre au contour semble refléter tous les états d’âme du beignet. Le cœur est croustillant, ferme, sûr de lui mais néanmoins parsemé de petites bulles d’air, ultimes échappées rêveuses, quant au pourtour spongieux, il ne l’est pas par hasard. Il écoute les clameurs de la ville, il absorbe, capte les gestes du ftaïri, le regard gourmand de l’acheteur ; sa vie est courte mais il saisit intensément l’instant qui passe. Toujours le matin, dans la même pâte, mais plus réduits en taille sont aussi confectionnés les beignets au miel, doux et timides.
Ftaïr[2] en Tunisie, feteer en Egypte, dans le reste du Maghreb, beignet se dit sfeng. L’étymologie n’est pas sémitique mais latine, de spungium, éponge. Les Romains seraient-ils les premiers méditerranéens à savourer divers beignets ? La recette de boules à la semoule et au fromage que nous a laissé Caton, évoque déjà ces beignets dont raffolait al-Andaluz, les mujabbanat, dont les plus fameux étaient de Jerez et son encytum est-il le lointain ancêtre des zlabyas ? En Tunisie, il n’y a que dans la ville de Testour, fondée par les Andalous, où le beignet au miel est toujours désigné par sfenj. Ici, se perpétue une vieille tradition andalouse, de les offrir pour annoncer un mariage. Préparés le matin à la maison de la promise, l’odeur de leur cuisson répand l’heureuse nouvelle (ifuh al-ars) Les sfenj tous chauds, imbibés de miel sont distribués à tous les invités et envoyés au domicile de ceux qui ne peuvent être présent. Ils sont servis dans de grands récipients en cuivre étamé, ayant la forme de coupe appelés m’etred. Très appréciés dans l’Espagne musulmane où ils étaient connus comme isfang, la recette est restée identique.
Les zoroastriens de Yazd et Kerman, en Iran, sont les seuls Iraniens à encore confectionner les siruk, ces beignets identiques à ceux que l’on retrouve en Tunisie et qui étaient dégustés dans la Perse antique. Méditerranéen, Perse le beignet ? Il est d’ici et d’ailleurs, parce que partout l’homme a su trouver de l’huile, du miel et des céréales pour le confectionner.
Le beignet de l’après-midi, pâte voilée de sucre, prend en Tunisie, un nom italien, bomboloni. . Un beignet tout simple qui à travers ses noms nous conte son voyage et l’histoire du pays. Beignet qui réussit un syncrétisme savoureux et festif depuis l’Antiquité.
En Syrie, petite sphère parfaite, le petit beignet rond comme une balle de ping-pong, plongé tour à tour dans l’huile et le sirop mielleux s’appelle awwameh (plongé, immergé) ou zlabya (la zlabya torsadée y est aussi connue.) Les chrétiens de Syrie n’oublient jamais d’en préparer le jour de l’Epiphanie. Dans les pays du Golfe persique, ce même awwameh est prénommé loukaymat et s’offre une graine aromatique, le hel pour se parfumer.
Puis, en fin d’après-midi, lorsque les belles se préparent pour les soirées, robes dix fois essayées, guirlande de jasmin pour bijou, lèvres brillantes, regard souligné de khôl, vient le moment de fluidifier la pâte pour ce beignet de dentelles qu’aucun apprenti n’a le droit de toucher. Si le ftaïri accepte les vicissitudes de son métier, lever aux aurores, chaleur étouffante dans l’antre exigüe, c’est parce qu’il est le seul à donner forme et vie à la princesse zlabya. Ces mains de travailleur, qui pétrissent, malaxent la pâte, se brûlent souvent aux éclaboussures d’huile, sont aussi des mains de magicien, d’artiste, d’orfèvre. Le voilà le miracle, doré, croustillant, véritable petit bijou finement ciselé, ouvragé que l’on portera en bouche avec vénération et qui laissera dans le palais une douceur paradisiaque.
Où ? Quand ? Comment ? Des esprits chagrins ou jaloux colportent bien sûr des ragots, vous seriez des bâtardes, nées de la maladresse d’un boulanger du Moyen-Orient dont la pâte trop fluide ne pouvait donner du pain. De désespoir, il s’écria : « Zella bia[3] » puis raisonnable, il tenta de sauver sa journée de travail en lançant dans l’huile bouillante des petits morceaux de pâte. Le résultat fut au-delà de ses espérances. Ravi, il décida que ces beignets méritaient bien un sirop de sucre et de miel, le succès fut immédiat. Avec le temps, zella bia, devint zlabya. Si boulanger il y eut, était-il Iranien ? Levantin ? Romain ? Andalous ? Maghrébin ? Indien ? Tous se réclament vos pères, jolies demoiselles, si légères, prêtes à partir en voyage pour séduire et encore séduire. Des siècles après Caton, vous apparaissez sous votre forme actuelle dans un traité baghdadi et si les Perses vous font naître belles princesses chez les sassanides, nul texte pour le prouver. La recette est claire et évoque déjà une forme en spirales, mais comme la cuisine, la sémantique a ses mystères.
A partir du « nombril du monde », coquettes séductrices vous prirent la route laissant les hommes énamourés, les femmes un peu jalouses et les enfants désespérés. A l’Ouest, Le Maghreb, al-Andaluz vous adoptent sans conditions, d’autant que l’huile, les céréales et le miel y ont toujours fait bon ménage, et votre forme n’est pas sans rappeler des gourmandises romaines. Ils font de vous la sultane des pâtisseries, celle devant laquelle amoureusement tous s’inclinent, mais n’ayant qu’une pensée, vous croquez. Ils prennent soin de vous, vous plongeant dans l’huile d’olive pour assouplir votre peau et dans le miel pour la rendre encore plus douce. Les ftaïris rivalisent dans les arabesques de plus en plus sophistiquées, de plus en plus gracieuses. Mais jolie demoiselle, la péninsule indienne vous tend aussi les bras. Il vous est impossible de résister aux saris chatoyants, aux bracelets qui tintent, ici vous devenez jalebi.
Les soirs de fêtes, femmes et pâtisseries se parent de leurs plus beaux bijoux et vous êtes le joyau des confiseurs. Dans le monde musulman et plus particulièrement au Maghreb, il est impossible d’imaginer la rupture du jeûne de Ramadan sans les rutilantes zlabyas. En Inde, à Diwali[4], au cœur de l’automne, à l’aurore de l’hiver, lorsque la nuit étend tôt son manteau, lorsque des milliers de petites lampes à huile s’allument, plus que toute autre douceur vous symbolisez la lumière, vous êtes la maharani des pâtisseries, illuminant pauvres échoppes et luxueuses demeures. Les soirs de Diwali, le pauvre entre les pauvres tient de l’or dans sa main lorsqu’il vous porte en bouche. En Egypte, le 29°jour du mois khiahk, soit le 7 janvier du calendrier grégorien, les coptes célèbrent Noël. Au moment de la dynastie fatimide, les califes avaient coutume d’offrir aux dignitaires, ce jour-là des plateaux de zlabyas. La tradition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui même si la pâtisserie typiquement copte de la Nativité reste le lebkuchen.
Il vous restait à conquérir le Nouveau Monde, « impossible » s’exclamèrent les autres pâtisseries déjà passablement jalouses de votre succès. Mais les étoiles sont parfois filantes et comme les fées peuvent se transporter où elles veulent surtout si destin décide de leur donner un petit coup de main. Au début du siècle, un émigré syrien, Ernest Hamwi s’installe aux U.S.A. il y confectionne et y vend des sortes de gaufres faites dans la pâte des awwameh syriennes. Il les vend sous le nom de zlabyas. Son petit commerce prospère et il participe à la grande Exposition de Saint Louis dans le Missouri où son stand jouxte celui d’un marchand de glace, Arnold Fomachou. Au milieu de l’après midi ce dernier est en panne de petits pots et se retrouve avec un stock de crème glacée qu’il ne peut écouler. Astucieux, Ernest Hamwi, roule se gaufres en cornets que le glacier emplit de crème, le cône était né. L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais notre Levantin astucieux réalise le potentiel de son invention. Il se lance dans la confection de crème glacée en cornets et pour lancer le produit, en distribue plus de 5000 milles à la foire de Géorgie, la même année. Le succès immédiat l’encourage à fonder la Missouri Cone Company. En 1928, il écrit son histoire dans le Ice Cream Trade Journal, deux autres émigrés syriens Nick Kabbaz et Abe Doumar, présents eux aussi à Saint Louis, lui disputent l’invention, mais c’est lui qui entrera dans la légende. Aux U.S.A. la zlabya devient un cône, ce cornet qui fait le tour du monde et dont on ignore trop souvent l’histoire des origines. Sultane ou princesse des douceurs dans le monde arabe, maharani ou actrice de Bollywood dans les pâtisseries indiennes, business-woman aux U.S.A. Quelle belle réussite que la vôtre.
C’était l’histoire d’une pâte de pain qui ce matin-là, n’était pas au meilleur de sa forme, mais le prince charmant, boulanger de son état, sut de suite déceler sa beauté. Derrière les guenilles, il devina la robe de bal, il décida d’en faire une princesse et comme l’amour peut tout, il réussit.
De nos jours, la mode est à la minceur, plus de formes opulentes, les femmes doivent être filiformes, alors forcément elles vous boudent, vous qui leur offrez en une bouchée tant de calories. Mais surtout, elles vous envient, gorgées de sucre et de miel vous restez à jamais graciles, petites tanagras des douceurs.
Monique Zetlaoui, auteure du livre: Exquis promeneurs entre levant et ponant, dont j'ai déjà parlé.
[1] Ftaïri : Celui qui confectionne et vend les beignets en Tunisie.
[2] Dans al-Andaluz, le ftaîri était connu sous le nom de saffag
[3] Zella bia : En arabe, la racine zel, signifie trébucher, faire un faux pas, par extension rater, le boulanger s’écria « je l’ai raté. »
[4] Diwali : Fête des Lumières
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